Le Jet Squalus, ou les ambitions démesurées d’un magnifique avion…

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Bruxelles, le 29 mars 2016. Lors d’un récent déplacement au Canada, j’ai eu l’occasion de revoir un ami expatrié belge passionné d’avions, Pierre Gillard. Il publie régulièrement sur son blog (www.pierregillard.com/blog/articles.html) d’intéressantes « news » et en parcourant celles-ci, j’ai trouvé quelques informations intéressantes sur les tentatives de commercialisation du « Jet Squalus » au Canada. Ce bel avion a connu une longue histoire et aurait pu connaitre un sort meilleur.

Historique

Tout commence lorsque le génial ingénieur et concepteur italien Stelio Frati développe un superbe avion  biplace côte à côte monoréacteur,  le Procaer F.400 Cobra. Après un premier vol le 16 novembre 1960, l’avion est présenté au Salon du Bourget en juin 1961. Propulsé par une turbine Turbomeca Marbore II de 880 lbs (400 kg) de poussée, il est destiné à l’entrainement de pilotes sur jet dès l’ab initio, un nouveau marché qui à l’époque semblait prometteur. Un développement quadriplace, le F.480 Cobra, était programmé et visait le créneau naissant des jets d’affaires. Suite au crash du prototype le 1er juin 1965 le programme est abandonné.

Le prototype du Procaer F.400 Cobra, ancêtre du Jet Squalus, est présenté au Salon du Bourget en juin 1961. On reconnait le style de Stelio Frati (photo André Pernet via Michel Coryn)

Stelio Frati est plus connu par ses monomoteurs F.8, F.15 et F.250, qui ont donné naissance au SF-260 construit par SIAI-Marchetti. Ce dernier a connu un succès commercial impressionnant grâce aux talents de vendeur d’André Delhamende. Après avoir commercialisé au travers de sa société Cobelavia le petit Tipsy T.66 Nipper développé par Fairey en Belgique, il crée la firme Aspair et en 1968 vend les SF-260 à l’Ecole d’Aviation Civile belge (qui formait les futurs pilotes de la Sabena), puis à la Force Aérienne belge en 1969 (qui les utilise encore activement), et ensuite en exporte vers un grand nombre de clients dans le monde entier.

Après avoir permis un démarrage industriel du programme grâce à ses premières ventes à l’Ecole d’Aviation Civile belge et à la Force Aérienne belge, le SIAI-Marchetti SF-260 a été commercialisé avec succès dans le monde entier par André Delhamende. Photographié à Gosselies en juin 1978 avec l’immatriculation temporaire belge OO-HDF, ce SF-260 (sn 301-27-003) porte encore les marques D6-ECF (Comores), suite à une vente avortée (c’est l’époque du mercenaire Bob Dennard…), mais était destiné à la Rhodesian AF et n’a jamais été livré. Il est ensuite devenu N28FD, puis N318ME (photo Guy Viselé)

New Generation Trainer

Au début des années quatre-vingt, l’US Air Force envisage l’achat d’un nouvel avion d’entraînement à réaction, équipé d’un tout nouveau moteur turbofan en cours de développement, le Garrett F109. Ce programme, initié en 1982 sous le nom de ‘New Generation Trainer’ (NGT) donnera naissance au petit biréacteur  Fairchild T-46A. Deux prototypes effectuent leurs premiers vols respectivement le 15 octobre 1985 et le 29 juillet 1986. Le besoin total de l’USAF portait sur 650 exemplaires, mais seulement dix exemplaires de série furent commandés, dont seulement trois sont produits,  et le  prototype effectue son premier vol le 14 janvier 1987. L’accroissement des coûts du programme et de sérieux problèmes  de production entraînent l’abandon total du projet en mars 1987.

Le programme américain NGT a fait croire à un marché gigantesque pour un jet d’entraînement léger. Le Fairchild-Republic T-46A sélectionné par l’USAF et commandé à 650 exemplaires a été abandonné après la construction de deux prototypes et d’un exemplaire de série. Ils ont tous fini dans des musées et le moteur Garrett TFE-109 a également été très vite oublié. Le second prototype, sn 84-0493,  est photographié dans les réserves de l’USAF Museum à Dayton (Ohio) en 2010 (photo Guy Viselé) 

L’intérêt suscité par des avions à réaction légers pour la formation « ab initio » des pilotes fait croire à un marché potentiel mondial prometteur.  André Delhamende négocie alors avec Stelio Frati un accord portant sur la modernisation du F.400, par remotorisation en Garrett F109 (1.330 lbs de poussée) ou en Williams FJ-44 (1.600 lbs de poussée), et en passant à la construction en aluminium riveté. Il crée la société Promavia mais le financement d’un tel programme nécessite des moyens considérables, et il négocie l’obtention d’aides publiques. Il approche d’abord la Région bruxelloise (le ministre Hatry envisage une aide de 165 millions de francs belges, soit 4.125.000 euros), puis la Région wallonne (ministre Wathelet) qui décide de contribuer pour quelques 110 millions de francs belges, soit 2.750.000 euros. Promavia conclut un accord avec la Sonaca, qui se verrait assurer la production de l’appareil à Gosselies.

Le premier prototype, s/n 001, sera d’abord immatriculé italien (I-SQAL), et est présenté au Salon du Bourget en 1987. Il deviendra belge (OO-SQA) quelques mois plus tard (photo Pierre Gillard)

Les débuts du jet Squalus 

Piloté par Jack Zanasso, le prototype du Promavia F.1300 Jet Squalus (I-SQAL sn 001) effectue son premier vol  le 30 avril 1987 à Bergamo (Italie),  propulsé par un Garrett TFE109-1. Il est présenté au Salon du Bourget en juin 1987, et à Farnborough en septembre 1988. Il deviendra OO-SQA et sera remotorisé avec une version améliorée TFE109-3 en février 1991. Une deuxième cellule (OO-SQL sn 002, puis OO-JET) sera complété et exposé au sol en diverses occasions. Repeint aux couleurs de la Sabena à l’insu de celle-ci, il est exposé au Bourget en 1989. La direction de la compagnie nationale n’a pas apprécié et a rompu les discussions en cours qui visaient à proposer l’avion pour l’Ecole d’Aviation Civile.

Le deuxième prototype, s/n 002, est présenté en statique au même Salon de Paris de 1987 peint aux marques OO-SQA qui n’étaient pas enregistrées à la matricule belge, et qui seront utilisées plus tard par le s/n 001 lorsqu’il deviendra belge. Le « faux » OO-SQA n’a semble-t-il jamais volé, et a ensuite été vu sous d’autres marques non enregistrées (OO-SQL, puis OO-JET) (photo Collection Jacques Barbé via Guy Viselé)

Mais l’encombrement du marché de l’avion d’entraînement militaire est tel qu’il y a plus de candidats que d’acheteurs. Les quelques projets d’avions d’entraînement légers à réaction (Microjet 200B, Caproni-Vizzola CV-22J) n’ont pas rencontré le succès commercial espéré par leurs promoteurs. A l’exception de l’US Air Force qui commande le Fairchild T-46A (mais l’abandonnera avant sa mise en service et choisira elle aussi un turbopropulseur, le Beech T-6 Texan  dérivé du Pilatus PC-9), la grande majorité des forces aériennes préfèrent les avions à turbopropulseurs tels que l’Embraer EMB-312 Tucano ou les Pilatus PC-7 et PC-9, plus économiques.

Le Microjet 200B, autre jet léger d’entraînement,  présenté au Bourget en juin ne connaitra pas non plus le succès espéré pour cette nouvelle catégorie d’avions. (photo Guy Viselé)

Cela n’empêche pas Promavia de prévoir un marché de 600 à 1.000 appareils, avec un prix de vente annoncé de 1.500.000 US Dollar. Et de proposer le Jet Squalus à l’USAF et à la US Navy. Les promoteurs se basent sur les succès qu’ils ont rencontrés sur le marché mondial avec plusieurs centaines de SIAI-Marchetti SF-260. Ils avancent que leur avion, présenté comme le « Next Generation Trainer » (NGT),  peut couvrir toutes les étapes de la formation en vol, de l’ab initio à l’entraînement avancé sur un même avion, propulsé par un turbofan moderne et consommant peu.

Le deuxième prototype du Jet Squalus, s/n 002, ne volera jamais mais est régulièrement présenté en statique dans divers événements aéronautiques. Présenté au Salon du Bourget en 1989 peint aux couleurs de la Sabena (avec une fausse immatriculation OO-JET) dans l’espoir d’influencer une décision d’achat pour l’E.A.C., il suscite l’ire de la compagnie nationale qui n’avait pas été consultée… (photo Guy Viselé)

En 1993 le programme américain est officiellement abandonné et remplacé par le JPATS, qui spécifie un cockpit en tandem, et dont le vainqueur sera un turbopropulseur, le Beech T-6 Texan II, dérivé du Pilatus PC-9.

Tentatives d’internationalisation

Malgré de nombreux efforts de commercialisation, l’avion n’engendre aucune commande. En 1991, Promavia propose au gouvernement canadien de construire le Jet Squalus au Canada et de créer une académie d’entraînement en vol au Saskatchewan. Supportée par le gouvernement provincial, l’initiative n’obtient pas le support fédéral espéré, et l’affaire n’aboutira pas. Promavia essaye de convaincre d’autres partenaires-investisseurs potentiels canadiens lors d’une tournée de démonstration dans différentes provinces du pays.

Photographié à l’aéroport de Sherbrooke (Quebec) en juin 1991 lors de sa tournée de présentation au Canada, le cockpit du Jet Squalus s/n 001 aux marques belges OO-SQA (photo Gilbert Boulanger via Pierre Gillard)

Promavia tente alors d’intéresser les Russes (le constructeur Mig) à une version multi-rôle (y compris missions armées) du Jet Squalus, le projet ATTA 3000 « All Through Tactical Trainer » avec cockpit en tandem remplaçant la côte à côte du Jet Squalus. Le développement de cette nouvelle version consomme les dernières ressources financières et Promavia doit déposer son bilan quelques mois plus tard. L’un de ses créditeurs, Alberta Aerospace, qui détenait les droits de commercialisation pour le marché nord-américain, acquiert une partie des assets auprès du liquidateur.

La maquette du fuselage avant de l’ATTA 3000, dérivé biplace en tandem du Jet Squalus,  est conservée dans les locaux du WAN (Wallonnie Aeronautical Network) à l’aéroport de Charleroi-Gosselies (photo Guy Viselé)

Alberta Aerospace Phoenix FanJet

Avec un carnet de commande vierge  après plusieurs années, Promavia se retrouve dans une situation financière catastrophique. Elle signe en 1995 un accord de licence avec Alberta Aerospace et lui vend le prototype du Jet Squalus. Cela n’évite pas la faillite de Promavia en janvier 1998, avec un passif de 700 millions de francs belges (17.500.000 euros). Après l’arrêt des activités de Promavia, Alberta Aerospace (Calgary, Canada)  rachète d’autres avoirs à la curatelle pour lui faciliter une éventuelle mise en production au Canada.Un procès est intenté par André Delhamende qui remet en cause le transfert d’avoirs accepté par le curateur en faveur des canadiens. La cour d’appel de Mons a homologué en février 2000 l’accord donné par le tribunal de commerce de Charleroi le 20 juillet 1999  pour la revente des actifs de la s.a. Promavia faillite à Alberta Aerospace. Ces péripéties juridiques ont un impact négatif sur les recherches de financements des canadiens, bientôt aggravées par le crash financier de la bulle dot-com en 2000.

Le Phoenix Fanjet Sigma N112GT a été remotorisé avec une turbine Williams FJ44-1 et a été photographié en juin 2010 dans un hangar de l’aéroport de High River, Alberta – Canada (photo collection Bob Rongé)

Alberta Aerospace rebaptise l’avion Phoenix Fanjet et le propose en deux versions : le Sigma Jet biplace d’entraînement et avion privé ; et le Magna Jet de quatre places. Il est remotorisé en Williams FJ44, et on prévoit de l’équiper d’un nouveau « glass cockpit », en visant une nouvelle certification initialement prévue en  1999, mais retardée par les péripéties judiciaires.  Le Phoenix Fanjet Sigma, immatriculé N112SQ (sn 001 ex OO-SQA et I-SQAL)   est aperçu en avril 2001 dans un hangar de Opa Locka en Floride par notre collègue de l’ASA, Bob Rongé, lors de l’exposition Sun and Fun. Dès novembre 2001, c’est au tour d’Alberta Aerospace de connaître des difficultés financières et le programme est à nouveau arrêté. L’absence de nouveaux candidats investisseurs entraîne la fermeture de l’entreprise en novembre 2007. Le N112SQ est encore aperçu  dans un hangar de High River Airport au Canada en juin 2010. Qu’est-il devenu depuis, et quid du deuxième prototype ?

Le OO-SQA, de retour du Canada, est photographié à Gosselies en juillet 1991 avec les marques « Saskatchewan » sur la dérive (photo Collection Jacques Barbé via Guy Viselé)

Projet trop ambitieux et irréaliste, le Jet Squalus aurait pu être un magnifique petit jet privé produit en série limitée, mais il ne répondait visiblement pas aux exigences nettement plus élevées d’un avion d’entraînement militaire ou professionnel. Les succès remportés avec le SF-260 ont donné l’illusion qu’ils pouvaient être répétés avec le Jet Squalus. Mais le développement et la mise au point d’un tel avion nécessitait des moyens financiers dont ne disposaient pas son promoteur, qui a cherché des subsides publics qui n’ont pas suffi. Et qui avait surévalué le marché potentiel.

Texte et photos : Guy Viselé, Collections Jacques Barbé,  Michel Coryn,  Pierre Gillard et Bob Rongé.

Guy Viselé

Guy Viselé

Pilote privé et Lieutenant-Colonel de Réserve de la Force Aérienne Belge, mais avant tout passionné d'aviation, il débute sa carrière chez Publi Air. Il passe ensuite vingt ans chez Abelag Aviation où il termine comme Executive Vice-President. Après dix ans comme porte-parole de Belgocontrol, il devient consultant pour l’EBAA (European Business Aviation Association). Journaliste free-lance depuis toujours, il a collaboré à la plupart des revues d'aviation belges, et a rejoint Hangar Flying en 2010.

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