Baudouin de Changy et le H210: l’épopée

HAR1.jpg

Deurne, le 5 juin 2011. C’est à l’occasion du Stampe Fly In qu’a été présenté le North American Harvard dans sa toute nouvelle livrée conforme à celle que portait l’appareil avec lequel disparut tragiquement le Lieutenant Baudouin Carpentier de Changy lors d’une mission d’intimidation des mutins de la Force Publique le 17 juillet 1960 dans la région de Thysville au Congo qui n’était plus Belge depuis une quinzaine de jours.

Sorti de l’atelier de peinture de Kleine-Brogel le 1er juin 2011, le Harvard H210 avec la livrée commémorant le souvenir de Baudouin Carpentier de Changy a été photographié en plein vol au nord-est d’Anvers le samedi 4 juin avec Danny Cabooter, de l’Antwerp Stampe Center, aux commandes. (B. Ullings via Danny Cabooter)

Une trop brève carrière d’aviateur
Baudouin Carpentier de Changy est né le 7 avril 1931 et il avait donc vingt-et-un ans lorsqu’il entra le 15 juillet 1952 à la Force Aérienne au sein de la 125ème promotion d’élèves pilotes dont il fut éliminé lors d’un contrôle en vol à l’école de pilotage élémentaire. Sa carrière d’aviateur aurait pu s’arrêter-là, mais Baudouin de Changy, jeune homme affable quoique réservé (voire même plutôt timide selon certains de ses camarades), était d’un tempérament résolu. Il postula à nouveau un an et demi plus tard et cela lui réussit. C’est ainsi qu’il intégra la 128ème promotion incorporée le 9 février 1954.

Le Sous-lieutenant Baudouin Carpentier de Changy vient de recevoir ses ailes de pilote militaire (épinglées un peu de guingois sur sa vareuse) à Coxyde le 3 juin 1955. (Via JJ Mans)

Il réintégra l’école de pilotage élémentaire à Gossoncourt près de Tirlemont où il passa cette fois tous les tests avec succès sur Stampe & Vertongen SV4b. Selon le cursus de l’époque, à l’issue d’une période de six mois à l’EPE, il embarqua à bord de l’un des Douglas DC-4 du 15ème wing pour rejoindre la base de Kamina au Katanga afin d’y accomplir les six mois de son entraînement de pilotage avancé sur North American Harvard (T-6 chez les Américains). Il quitta alors l’Afrique pour revenir en Belgique compléter l’avant-dernière phase de l’entraînement des futurs pilotes, à savoir l’OCU (Operational Conversion Unit) sur Oxford, pour acquérir l’expérience du vol sur bimoteur, avant la conversion sur biréacteur, en l’occurrence le Gloster Meteor MK VII biplace et ensuite être lâché sur Meteor MK IV monoplace. C’était l’école de chasse basée à Coxyde, dont l’ultime étape de la formation était l’OTU (Operational Training Unit), cette fois sur avion de chasse Gloster Meteor MK VIII, biréacteur également. Les deux modules duraient chacun deux mois et c’est à l’issue du premier que les élèves pilotes obtenaient les ailes tant convoitées du brevet de pilote militaire. Le Sous-lieutenant Baudouin Carpentier de Changy, qui avait donc vingt-quatre ans, reçut les siennes avec la fierté légitime que l’on devine, le 2 juin 1955.

Les pilotes, essentiellement de la 128ème promotion, et leurs instructeurs lors de leur passage en OTU (Operational Training Unit) sur Gloster Meteor MK VIII là Coxyde à la fin de l’été 1955. Baudouin Carpentier de Changy est le deuxième debout à partir de la gauche et Jean-Jacques Mans, qui devint pilote de Sikorsky H-19 au Congo et qu’il escorta, est le troisième accroupi en partant de la gauche. (Via JJ Mans)

Sa première affectation en unité opérationnelle le fut à la 7ème escadrille du 7ème wing de chasse de jour à Chièvres doté de Meteor MK VIII en attendant d’être rééquipé à la mi-1956 avec des Hawker Hunter MK IV nettement plus performants. Devenu lieutenant, il fut volontaire pour rejoindre Kamina en Afrique en tant que pilote de Harvard armés dans un des « Fire Assistance Flights » (FAF ou escadrilles d’appui feu). Il débarqua à Kamina en mai 1960 en compagnie des adjudants Duquet et Kother ainsi que des sergents Depijpere, De Brouwer et Van Roy, tous volontaires également.

Les FAF de Kamina
Au printemps 1960, trois escadrilles de quatre Harvard d’appui feu étaient constituées, soit deux pour intervenir sur le territoire du Congo, une au Ruanda-Burundi et une maintenue en réserve à Kamina (et qui ne fut réellement armée que le 9 juillet 1960 sous la pression des événements).

Les responsables politiques et militaires avaient envisagé depuis longtemps d’armer des Harvard de l’école de pilotage avancé opérant dans la colonie et la décision d’y procéder fut prise en juin 1957 lorsque deux appareils furent envoyés, l’un à la SABCA à Gosselies (H21), l’autre à la SIPA à Villacoublay en France (H220). Le premier (H21) fut modifié en y adaptant un lance-grenades dans le plancher du poste arrière mais les résultats médiocres mirent très tôt fin à l’expérience. Ce Harvard MK III a été cédé à la section air du Musée Royal de l’Armée en 1959 et y est exposé de nos jours. Par contre, le H220 fut armé à l’instar des quelques sept cents T-6 anti-guérilla mis en œuvre en Algérie par l’Armée de l’Air dans ses EALA (escadrilles d’aviation légère d’appui) à partir de 1956, hormis pour ce qui concerne le blindage pour l’équipage et les moyens radio de communication avec les troupes au sol. Néanmoins, l’armement dont était dotée cette version était redoutable: deux gondoles chacune de deux mitrailleuses MAC de 7,5mm avec une provision de trois cents cartouches ainsi que six rails lance-roquettes T.10 (bien qu’en général les Harvard belges n’en emportaient que quatre, à raison de deux sous chaque aile). Il était également possible d’y adapter deux paniers SNEB contenant chacun sept roquettes de 68 mm ou des lance-bombes (2 x 50 kg ou 2 x 4 bombes anti-personnel de 10 kg). Le H220 modifié fut livré le 24 décembre 1957 par la SIPA et fut stocké à l’arsenal de Wevelgem jusqu’à sa fermeture, puis transféré en août 1958 au dépôt de Coxyde. Il retourna à la SIPA en octobre 1958 et ensuite à la SABCA pour les ultimes mises au point après quoi il fut démonté et expédié par C-119G Flying Boxcar à Kamina en janvier 1959, de même que vingt kits d’armement destinés à modifier en conséquence d’autres Harvard de Kamina.

Les H35 et H202 armés de gondoles de mitrailleuses MAC jumelées et de rails lance-roquettes à Kitona fin 1959. Le H202 est l’appareil avec lequel le Sergent Depijpere devait s’écraser à Matadi-Tshimpi six ou sept mois plus tard. A noter: tous les Harvard armés avaient les bouts d’ailes et les flasques des roues peints en fouge vif. (Via H. Demaret)

Chaque Harvard devant subir une révision générale (IRAN ou Inspect and Repair As Necessary) à partir de janvier  1959 fut armé de telle sorte qu’à la mi-juillet 1959 une douzaine de ces biplaces d’entraînement firent la démonstration de leurs capacités offensives à Kamina devant le Ministre de la défense, Arthur Gilson, ainsi qu’un parterre de personnalités civiles et militaires.

Armement du Harvard H210 du Lt B. Carpentier de Changy avec des roquettes T.10 à Ndjili le 14 juillet 1960. (Archives Jean-Pierre Decock)

Echauffourées et sauvetage avec sang-froid
Le Congo a accédé à l’indépendance le 30 juin 1960 et malgré divers troubles au cours des deux années précédentes, les anciens colons demeuraient majoritairement en place et des accords intergouvernementaux maintenaient les bases aéroterrestres de Kamina et de Kitona en activité ainsi que la base navale de Banane contrôlant les ports de Boma et de Matadi vitaux pour l’économie du Congo.

Cependant, dans les jours qui suivirent l’indépendance, les soldats de la Force Publique Congolaises se mutinèrent en masse contre leurs cadres belges et molestèrent, voire violentèrent, la population blanche justifiant l’intervention, en de nombreux points du territoire, des troupes métropolitaines sur place afin de leur porter secours à titre humanitaire. La recrudescence des actes de malveillance nécessita l’envoi d’urgence de compagnies de marche constituées à la hâte dans les garnisons en Belgique ou en Allemagne. Les Harvard armés et les avions de transport militaires, mais aussi civils, furent très sollicités et répondirent aux appels de détresse émanant des zones où la mutinerie était la plus virulente. Le Bas-Congo était la région où les mutins étaient à la fois les plus nombreux et les mieux organisés et armés, et ce dès le 4 juillet. Cette situation ainsi que sa position stratégique justifièrent l’envoi d’urgence de deux escadrilles de Harvard armés à la base de Kitona. Elles étaient placées sous les ordres du Capitaine Georges D’Herdt et du Major Eric Bouzin, du Commandement Supérieur des Forces Métropolitaines d’Afrique.

Le niveau des troubles empira considérablement dès le 9 juillet et provoqua plusieurs patrouilles des Harvard basés à Kitona afin d’observer les nombreuses positions d’artillerie anti-aérienne aux mains des mutins à Boma et à Matadi. L’une de ces missions, effectuée le 11 juillet dans la matinée, couvrait le débarquement des troupes belges quittant leurs bateaux amarrés dans l’estuaire du fleuve Congo.

Vers 11 heures 45, les appareils pilotés par le Lieutenant Carpentier de Changy et le Sergent De Brouwer vinrent relever le Capitaine D’Herdt et le Sergent Depijpere qui avait été touché par les tirs des mutins. Il signala que le moteur de son H202 cafouillait et qu’il perdait rapidement de l’altitude. Trop bas pour faire usage de son parachute, il tenta de gagner l’aérodrome de Matadi-Tshimpi mais il n’en atteignit que les limites. Il s’écrasa dans les hautes herbes, une bosse du terrain le cachant à la vue de la piste et de l’aérogare de Matadi aux mains des mutins. Depijpere était entier mais souffrait d’un abominable mal de dos; il parvint cependant à s’extraire du H202 en feu et s’en éloigna au plus vite, redoutant que l’incendie ne se propage aux réservoirs et aux munitions et ne les fasse exploser.

Le H202 du Sergent Depijpere que les mutins ont traîné jusqu’à l’aérogare de Matadi-Tshimpi après son crash du 11 juillet 1960 et le sauvetage spectaculaire effectué « sur le fil du rasoir » par Baudouin Carpentier de Changy. (Découpe de presse, archives Jean-Pierre Decock)

Baudouin de Changy et Wilfried De Brouwer le survolaient et, voyant l’avion en flammes, présumaient que le pilote avait péri dans le crash. Conscient que la végétation le dissimulait aux yeux des ses amis aviateurs, le Sergent Depijpere retourna vers son Harvard qui était devenu la proie des flammes pour y récupérer son pistolet lance-fusées. Il tira une fusée qui passa inaperçue de ses coéquipiers  en l’air, mais pas la seconde. Après une brève concertation par radio, Wilfried De Brouwer prit de l’altitude afin d’établir le contact en phonie avec la base en vue d’envoyer des secours, tandis que Baudouin de Changy cerclait, battait des ailes pour communiquer ses intentions et descendait ensuite pour tenter d’indiquer à Ghislain Depijpere la direction à prendre pour arriver à la piste.

Il repoussa par des simulacres d’attaque un groupe de mutins qui se portait vers le lieu du crash. Au prix d’un effort surhumain, Depijpere escalada puis dévala le monticule pour arriver à la piste d’envol après un pénible parcours de sept cents mètre dans la végétation dense. Alors qu’il approchait du bord de la piste, il vit le H210 de de Changy se poser et se hâta mais, grande désillusion,  il l’entendit remettre les gaz pour décoller… Dans un suprême effort, il déboula sur la piste en agitant frénétiquement les bras. Baudouin de Changy l’aperçut, ralentit et l’aida à monter à bord de l’avion salvateur. Le tout au nez et à la barbe des mutins bien armés et qui, stupéfaits, avaient suivi cette action audacieuse depuis les installations aéroportuaires à quelques centaines de mètres de là.

A Ndijli le 16 ou le 17 juillet 1960, briefing des pilotes de Harvard armés. De gauche à droite: probablement le Sergent Van Roy, le Major Eric Bouzin, le Commandant Georges D’Herdt (de dos), X, le Lieutenant Baudouin Carpentier de Changy et, probablement, l’Adjudant Demey, avec un Cessna 310 de la SOBELAIR. (J. de Smet via A. Van Haute)

La Camarde était au rendez-vous
Revenu sain et sauf à Kitona, le Lieutenant de Changy repartit en mission le même jour avec le Sergent Van Roy et ils détruisirent, dans les parages de Thysville, une auto blindée M8 et plusieurs véhicules d’une colonne de mutins qui allaient prêter main forte à leurs congénères de Matadi.

Redoutant une intensification des troubles dans la capitale Léopoldville, le commandement regroupa ses moyens aériens d’appui feu, soit six Fouga Magister et dix Harvard armés, sur l’aérodrome de Ndjili à la mi-juillet. Le Lieutenant Baudouin Carpentier de Changy était de la partie avec son Harvard H210.

Un appel au secours émanant de Lukala entraîna l’envoi d’un hélicoptère Alouette II de l’aviation militaire congolaise piloté par le Commandant Emmanuel Kervyn de Meerendré. Il emmenait l’administrateur territorial André Ryckmans comme parlementaire car celui-ci était bien connu dans la région et parlait couramment le dialecte kikongo. Un Harvard piloté par le Commandant Michel De Temmerman devait protéger l’Alouette A51 mais, à court de carburant, il fut relevé par le Lieutenant de Changy. André Ryckmans était hostile aux démonstrations de force, parce qu’elles excitaient les mutin congolais, et avait exigé que le Harvard patrouille loin au sud de Lukala, lui-même s’y rendait désarmé et avait exigé la même chose de son pilote E. Kervyn de Meerendré. Ils furent encerclés dès leur atterrissage et emmenés pour interrogation au camp Hardy à Thysville, car ils étaient considérés comme espions renseignant les avions qui devaient attaquer les mutins.

A Ndijli le 16 ou le 17 juillet 1960, les Harvard H210 (Lt de Changy), H35 (Sgt Van Roy) et H22 (Cdt D’Herdt). (J. de Smet via A. Van Haute)

Baudouin Carpentier de Changy avait décidé d’aller reconnaître les ponts sur l’Inkisi, les mutins venaient de les renforcer avec des mitrailleuses lourdes et des canons de DCA de 20 mm servis par des militaires congolais bien entraînés. A son deuxième passage, peu avant midi, il fut atteint par des tirs de DCA bien ajustés et se vit contraint à l’atterrissage forcé près de la gare de Kintanu. Il fut lâchement assassiné par les mutins avant même de pouvoir quitter son avion.

Emmanuel Kervyn de Meerendré et André Ryckmans furent amenés à ce même endroit en fin d’après-midi pour y être abattus par balle. Leurs corps furent exposés à la vindicte de la foule dans la cour de la gare, à côté de celui de Baudouin Carpentier de Changy. Une foule hystérique ne cessa de danser autour durant une bonne partie de la nuit, comme l’ont rapporté des témoins africains et un Européen caché dans les bananiers sur l’autre rive. Leurs dépouilles furent finalement jetées dans la rivière Inkisi: une fin odieuse pour deux hommes courageux et un jeune aviateur plein d’allant à l’aube de ses trente ans…

Le H210 dédié à Baudouin Carpentier de Changy présenté à Deurne le 5 juin 2011 par Danny Cabooter, membre d’honneur de l’association « Wings for children » pour enfants handicapés avec sa présidente, Sarah Sanders, en place arrière. (Jean-Pierre Decock)

Cinquante ans plus tard, Danny Cabooter et Karel Bos ont décidé de faire repeindre leur Harvard avec les cocardes belges et l’immatriculation H210 de l’appareil à bord duquel disparut tragiquement le Lieutenant Baudouin Carpentier de Changy. Ils rendent ainsi un bel hommage par l’évocation de cette grande figure de pilote par les ailes du souvenir.

Jean-Pierre Decock

Jean-Pierre Decock

Jean-Pierre Decock

Brevet B de vol à voile en 1958. Pilote privé avion en 1970. Totalise 600 heures de vol dont 70 d’acro. Un œil droit insuffisant empêche toute carrière dans l’aviation. (Co-)Auteur et traducteur de 41 ouvrages d’aviation publiés en 4 langues depuis 1978. Compétences: histoire, technique et pilotage (aviation civile, militaire ou sportive).

Deze website maakt gebruik van cookies om uw gebruikservaring te optimaliseren. Door verder te surfen, stemt u in met ons Privacy & Cookie beleid. Accepteren Lees meer

'Deze Accepteren Lees meer