Les avions renifleurs de la Compagnie Européenne de Recherches

Le Boeing 707 (avec son immatriculation correcte OO-PSI) n’effectuera quasi pas de vols pour la CER. Photographié en mars 1979, il arbore le sigle « psi » de la CER (rappelant le projet « Planet Survival International ») sur la dérive, et les titres « Sobelair » sur le fuselage.

Bruxelles, le 24 août 2020. Deuxième portrait d’un opérateur belge du passé, nous détaillons l’histoire peu commune de la CER. L’un des plus gros scandales politico-financiers de l’histoire de la 5è République française est dénoncé en 1983 par le journal satirique « Le Canard Enchaîné. » Il concerne une mystérieuse affaire d’avions renifleurs opérés par une entreprise belge, la Compagnie Européenne de Recherches (CER.) Notre propos sera d’éclairer, tant faire se peut, sur les activités aéronautiques de cette compagnie entre 1977 et 1981, mais il sera difficile de ne pas évoquer les péripéties troubles de ce qui fut une immense escroquerie organisée au détriment de Elf-Aquitaine.

Le premier avion acquis par la CER est un Fokker F-27-200 Friendship (msn 10324,) immatriculé OO-PSF en janvier 1977. Ex I-ATIL de Aero Trasporti Italiani il est radié en juin 1980 et devient F-GCMR chez Air Alsace. Il deviendra ensuite successivement G-JRSY chez Jersey European AL, puis N266MA chez Mesaba AL.

Les débuts d’une incroyable histoire

Tout commence en 1967 par une rencontre entre un aristocrate ingénieur belge, le Comte Alain de Villegas de Saint-Pierre Jette, et un ex-agriculteur italien autodidacte (qui se prétend faussement « ingénieur, ») Aldo Bonassoli, surnommé « le professeur. » Son expérience « scientifique » est basée sur son métier de réparateur de télévision, où il se spécialise dans le domaine des effets vidéo. Il prétend avoir découvert un procédé révolutionnaire permettant de repérer les nappes phréatiques souterraines. Les deux hommes s’associent et réalisent quelques expériences à Ibiza. Les résultats ne sont pas très convaincants mais ils décident néanmoins de développer un système dérivé capable de détecter des gisements pétroliers en sous-sols.

Il faut se replonger dans le contexte de l’époque: nous sommes en pleine guerre froide, et les questions d’approvisionnement en pétrole sont primordiales pour les démocraties occidentales, qui ont eu à subir divers chocs pétroliers en fonction des nombreux conflits au Moyen-Orient et des embargos pétroliers de certains pays producteurs. Les prix du brut ont triplé en trois ans. Il est donc d’importance stratégique de préparer l’indépendance énergétique. En France, Elf Aquitaine est encore une entreprise publique et donc les plus hautes autorités de l’état ont leur mot à dire dans les grandes décisions de ce groupe.

Premiers contacts avec Elf-Aquitaine

Un contact est établi au plus haut niveau avec Elf-Aquitaine, via l’avocat français Jean Violet, un « honorable correspondant » des services secrets français (SDECE,) anti-communiste convaincu et ayant des relations étroites avec de hauts dignitaires de l’église catholique et de l’Opus Dei. Par l’entremise de Violet, qui a ses entrées au plus haut niveau dans les milieux politiques, une réunion avec la haute direction d’Elf-Aquitaine aboutit en mai 1976 à un premier accord.

Photographié à Bruxelles, le 30 juin 1976, le DC-3 F-BCYX (msn 10144) est livré à l’USAF comme C-47 serial 42-24282 en août 1943. Acquis par Air France en mars 1948, il sera ensuite exploité par Fret Air, puis Uni-Air, qui le louera aux deux « inventeurs » et effectuera la première démonstration à Elf-Aquitaine. Après sa période « avion renifleur » il passe chez Trans-Europe Air, puis chez Normandie Air Services. Il sera retiré du service en 1981.

L’invention du « professeur » Bonassoli fait l’objet de tests en survolant des sites pétrolifères connus d’Elf-Aquitaine avec un Douglas DC-3 loué à une compagnie française. Le procédé utilisé est décrit comme une combinaison des données relevées par le système « Delta » embarqué dans l’avion, et le système « Omega » au sol, et la comparaison des données des deux identifie la localisation et la profondeur des gisements. Miracle, l’appareil détecte tous ces gisements et en donne une image très réaliste. Par après, on soupçonnera que des complicités internes au sein d’Elf-Aquitaine auraient communiqué les coordonnées « top secrètes » de ces gisements…

Un contrat d’une valeur de 400 millions de francs français de l’époque est signé entre l’entreprise pétrolière française (par le biais d’une de ses filiales, l’ERAP) et le comte de Villegas, via la société de droit panaméenne Fisalma qu’il a créée. Jean Violet en devient le fondé de pouvoirs et un des dirigeants de la banque suisse UBS est nommé président du conseil d’administration.

Avec une partie des fonds alloués par Elf-Aquitaine via ERAP, le comte de Villegas crée la société Centre de Recherches Fondamentales (CRF.) Son objectif était de permettre le perfectionnement de l’appareil inventé par le « professeur » Bonassoli. La société CRF sera dissoute en novembre 1977. La Compagnie Européenne de Recherches (CER) est également constituée début janvier 1977 à l’initiative de de Villegas, avec pour objectif d’effectuer de la recherche géophysique. Il est envisagé alors de fusionner les deux sociétés (CRF et CER) et de changer la dénomination en PSI (Planet Survival International.) Il faut savoir que le comte de Villegas est passionné par les phénomènes ultra-terrestres, croit aux Objets Volants Non-Identifiés (OVNI) et prévoit la fin du monde pour l’an 2.000!

Le Fairchild-Swearingen SA-226AT Merlin IVA (msn AT-057) est immatriculé OO-PSM le 7 avril 1977 et affiche le logo « psi » sur la dérive. Radié le 13 février 1980, les marques allemandes D-ILKE lui sont réservées, mais il est rapidement revendu en Angola comme D2-EDU. Il terminera sa carrière aux Etats-Unis, d’abord comme N31264, puis N31AT et est accidenté à Detroit en décembre 1995.

La valse des millions de francs français commence alors, et se déverse en partie vers la CER. Très rapidement, et grâce aux sommes versées par Elf-Aquitaine, ce ne sont pas moins de quatre avions qui vont former la flotte de la CER.

La flotte CER

Le Douglas DC-3 F-BCYX loué en 1976 par les deux comparses auprès d’une compagnie française pour la première démonstration à Elf-Aquitaine, en 1976, sera bientôt suivi par pas moins de quatre avions acquis par la CER grâce aux fonds fournis par la société pétrolière française.

Un premier avion est acquis dès janvier 1977. Il s’agit du Fokker F-27-200 Friendship, immatriculé OO-PSF. Il fera l’objet de modifications auprès des services techniques de la Sabena, notamment en matière d’instruments de navigation (installation d’une plateforme à inertie.) Par contre, aucune modification structurelle (telle que trappe de fuselage ou antennes extérieures que l’on retrouve communément sur les avions affectés à de la détection à distance).

Il est rapidement suivi par un bi-turbopropulseur d’affaires Fairchild-Swearingen SA-226AT Merlin IVA, acheté neuf auprès du constructeur. Immatriculé OO-PSM le 7 avril 1977, il servira principalement aux déplacements privés de la famille de Villegas et de leurs invités. Il sera revendu en 1980.

Le troisième avion est un superbe biréacteur d’affaires Falcon 20E, acquis neuf chez le constructeur Dassault, et immatriculé OO-PSD au nom de la CER le 15 novembre 1978. Il servira quasi exclusivement aux déplacements privés du Comte de Villegas et de ses invités. Il est revendu aux Etats-Unis en octobre 1980.

Le Boeing 707-321B (msn 19378) est acquis auprès de la Pan American AW. Il est immatriculé OO-PSI en date du 3 janvier 1979, mais est peint à sa livraison comme OO-PS1, copiant ainsi la mode des cheiks arabes qui utilisent souvent un chiffre comme dernier élément de l’immatriculation.
Ce n’est pas accepté en Belgique, et le sticker avec l’immatriculation belge OO-PS1 surimposé au-dessus des marques américaines est amputé de son dernier élément (le chiffre « 1 » et fait réapparaître la dernière lettre (un « A ») de l’ancienne immatriculation américaine (N455PA,) ce qui créera la confusion avec OO-PSA.

Un Boeing 707-321B est acquis auprès de la Pan American AW dans le but de permettre les vols d’exploration à plus longues distances. Il est immatriculé OO-PSI en date du 3 janvier 1979, mais est livré avec les marques OO-PS1. Mégalomanie ou erreur de peinture ? A l’époque les cheiks arabes utilisent souvent un chiffre comme dernier élément de l’immatriculation.

Il ne volera quasiment pas en tant que CER, et sera loué à la Sobelair (du 31 mars 1979 au 31 janvier 1981,) puis effectuera quelques vols pour le compte de Air Belgium International entre février et septembre 1981. Il est radié de la matricule belge le 25 septembre 1981, et volera ensuite pour diverses compagnies africaines.

Les marques de ces avions commencent toutes par OO-PS (rappelant le projetPlanet Survival International) suivies d’une lettre correspondant à l’initiale du constructeur (F pour Fokker, D pour Dassault) ou du modèle d’avion (M pour Merlin). Le » I » du Boeing correspondait à ‘International’, et OO-PSI se lisait « psi », ce qui fait penser à la lettre de l’alphabet grec. Celle-ci deviendra le sigle de la CER et sera peinte un moment sur la dérive de l’avion.

Le Boeing 707 (avec son immatriculation correcte OO-PSI) n’effectuera quasi pas de vols pour la CER. Photographié en mars 1979, il arbore le sigle « psi » de la CER (rappelant le projet « Planet Survival International ») sur la dérive, et les titres « Sobelair » sur le fuselage.
Loué à Sobelair du 31 mars 1979 au 31 janvier 1981, il effectuera ensuite quelques vols pour le compte d’Air Belgium entre février et septembre 1981. Radié le 25 septembre 1981, il devient 5A-DJM auprès de la compagnie libyenne United African AL, passant ensuite chez Jamahiriya Libyan Arab AL. Il est acquis par National Overseas AL fin 1991 (SU-BLK) et stocké au Caire.

CER et CRF

Philippe Halleux, un ancien pilote militaire belge, cumule les fonctions de directeur-général et de chef-pilote de la CER. L’entreprise occupera jusqu’à une douzaine de pilotes et une trentaine de personnel au sol, et construira sur l’aéroport de Bruxelles un immense hangar (officiellement dénommé Buiding 201) de 2.000 m2 et des locaux pour le personnel.

Le « Centre de Recherches Fondamentales », initialement installé au château de Rivieren (Ganshoren) et propriété de de Villegas, sera déménagé vers le nouveau site, superbement bien protégé car étant dans la zone sécurisée de l’aéroport avec contrôle d’accès. Les installations des équipements de recherche s’effectuent dans la plus grande discrétion à l’abri du nouveau hangar. Ceux-ci consistaient en divers ordinateurs qui utilisaient le système Vision Dirigée Sélective (VDS) censé relever de façon précise les contours des gisements pétroliers.

Sur base de relevés fournis ainsi à la compagnie pétrolière, Elf-Aquitaine achète en 1978 plusieurs permis de recherche au Maroc, au Mali, au Niger et au Sénégal et opère de coûteux forages sur ces sites, qui se révéleront tous négatifs.

Devant la méfiance qui s’installe chez Elf-Aquitaine, le Comte de Villegas menace d’offrir son invention aux américains, et Aldo Bonassoli plaide que sa machine n’est pas encore tout à fait au point. Elf-Aquitaine signe un nouveau contrat en juin 1978 pour participer au développement de l’appareil et verse 500 millions de francs français. Au total, ce n’est pas moins d’un milliard de francs français qui sont versés pour le développement de cette invention et qui permettront de financer la CFR et la CER.

Les doutes

Le nouveau président d’Elf-Aquitaine, Albin Chalandon, commence à avoir des doutes après l’échec des forages de ces prétendus gisements découverts grâce à cette technologie. On découvrira par après que la machine miracle contenait des magnétoscopes qui envoyaient sur l’écran des images pré-enregistrées par l’ex-spécialiste en vidéo qu’était Bonassoli…

Les relations entre le Comte de Villegas et Bonassoli se détériorent et un nouveau personnage entre à la CER. Daniel Boyer est un citoyen américain d’origine serbe, qui n’est pas au courant des soupçons d’escroquerie et croit au sérieux du projet. On le soupçonne d’avoir été un agent de la CIA, et de Villegas espérait peut-être pouvoir ainsi intéresser les américains à l’invention de Bonassoli. Boyer devient fin 1978 conseiller, puis est nommé président du conseil d’administration de la CER en février 1979.

Le contrat est rompu par Elf-Aquitaine en juillet 1979, et l’affaire est enterrée au nom du secret d’état….Une compagnie américaine (Potomac Technologies) considère la reprise de la CER et de son hangar, mais renoncera rapidement au vu du contentieux avec Elf. La CER sera finalement dissoute fin 1981 après la vente du dernier avion.

Le Dassault Falcon 20E (msn 384/ 551,) est immatriculé OO-PSD au nom de la CER le 15 novembre 1978. Radié le 6 octobre 1980, il connaîtra une très longue carrière auprès de divers utilisateurs privés américains, d’abord comme N384JK, puis N120CG. Il est remotorisé avec des turbofans Garrett TFE-731-5 et devient successivement N120TF, N120DE, N82TN, N384PS et N384PB.

Révélation tardive du scandale 

Ce qui semble être une gigantesque escroquerie, portant sur des montants pharamineux, restera secret jusqu’à sa dénonciation par le journaliste d’investigation Pierre Péan dans le Canard Enchaîné en décembre 1983. Cela s’explique en partie par le caractère « secret défense » d’une affaire qui potentiellement aurait pu en cas de succès diminuer la dépendance de la France en matière de pétrole, et aurait aussi pu avoir des débouchés militaires (notamment en matière de détection de sous-marins.)

Le scandale politique qui a suivi les révélations du « Canard Enchaîné » entrainera une demande d’enquête par la Cour de Comptes dont le rapport révélera des manipulations financières au sein d’Elf-Erap entraînant une perte d’au moins 750 millions de francs français de l’époque (plus les coûts des forages non productifs entamés sur base des résultats des survols). Le rapport pointera aussi du doigt la légèreté des pouvoirs publics. Le scandale remonte jusqu’au Premier ministre de l’époque, Raymond Barre, et au Président de la République, Valery Giscard d’Estaing.

L’arrivée de la gauche au pouvoir deux ans plus tard (1981,) et une enquête sur les comptes d’Elf-Aquitaine révèle que la Cour des Comptes a rédigé en 1980 un rapport qui a été détruit sur instruction du premier ministre de l’époque (Raymond Barre,) parce que gênant pour le Président de la République Valery Giscard d’Estaing…

Le nouveau Président de la République, François Mitterrand, demande la création d’une commission d’enquête parlementaire. Celle-ci lavera Giscard d’Estaing de tous soupçons, protégé par son immunité d’ex-président, et fera porter le poids de la responsabilité politique à son premier ministre Raymond Barre. Mais il n’y aura pas de sanctions autre que la honte de s’être laissé rouler dans une escroquerie monumentale, sans avoir vérifié le sérieux des deux « inventeurs ». 

Le journaliste d’investigation Pierre Péan consacrera un livre à l’affaire, qui identifie de nombreux bénéficiaires potentiels des largesses d’Elf-Aquitaine via le financement des « avions renifleurs. ». Il évoquera plusieurs pistes tendant à démontrer que l’affaire constituait une façon très discrète de financer des groupes d’influence occultes de la droite conservatrice catholique soucieuse de contrer l’influence soviétique, mais la nébuleuse de sociétés écrans empêchera toute identification probante.

Le bâtiment 201, l’immense hangar construit pour la CER, connaîtra divers utilisateurs après la liquidation de l’entreprise, et est occupé depuis 2002 en tant que centre de formation de pilotes, d’abord pour la Sabena Flight Academy, ensuite et encore actuellement par la CAE-Brussels.

Cette affaire ressemble à un mauvais scénario à la James Bond, avec son lot d’inventeurs mythomanes, d’espions et de mystérieux cercles d’influence aux motivations politiques troubles. Il fera connaître à notre aviation civile belge un épisode peu banal de son histoire, avec la création de cette opération bien vite connue comme celle des « avions renifleurs ». Il reste en témoignage de cet épisode le bâtiment 201, le fameux hangar qui abritait les avions et les secrets de la CER dans le périmètre sécurisé de l’aéroport de Bruxelles-National. Il est devenu en 2002 le siège de la Sabena Flight Academy, reprise en 2008 par le constructeur de simulateurs de vol canadien CAE à partir de 2008, et toujours actif en tant que centre de formation de pilotes CAE-Bruxelles, et abritant plusieurs simulateurs de vol de différents types d’avions.

Texte et photos Guy Viselé

Guy Viselé

Guy Viselé

Pilote privé et Lieutenant-Colonel de Réserve de la Force Aérienne Belge, mais avant tout passionné d'aviation, il débute sa carrière chez Publi Air. Il passe ensuite vingt ans chez Abelag Aviation où il termine comme Executive Vice-President. Après dix ans comme porte-parole de Belgocontrol, il devient consultant pour l’EBAA (European Business Aviation Association). Journaliste free-lance depuis toujours, il a collaboré à la plupart des revues d'aviation belges, et a rejoint Hangar Flying en 2010.

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